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Emily sait quelque chose que les autres ne savent pas. Elle sait que nous n'aimerons jamais plus d'une poignée de personnes et que cette poignée peut à tout moment être dispersée, comme les aigrettes du pissenlit, par le souffle innocent de la mort. Elle sait aussi que l'écriture est l'ange de la résurrection.
Lorsque sa tante Lavinia meurt en 1860, Emily s'attache à ses filles, Louise et Frances. Elle les appelle « ses enfants » et leur envoie des lettres aussi peuplées que des maisons de poupées. Chacune lève son rideau d'encre sur une scène drôle ou cruelle – comme ce jour où, une vieille dame demandant son chemin à Emily, celle-ci la renvoie au cimetière « afin de lui faire gagner du temps ». La maison Dickinson est un théâtre baroque dont Emily tient la chronique alerte pendant vingt-six ans, pour ses cousines choyées. « J'aurai toujours une chaise pour vous dans le plus petit salon du monde – mon cœur. » Le spectacle est toujours neuf, radieux, sauf une fois où Emily, tourmentée par l'absence de sa sœur, parle d'un « clou rouillé » qui perce sa poitrine.
Il n'y a pas plus de différence entre le ton de ces lettres et celui des poèmes qu'il n'y en a entre la vie et l'éternel. Dieu est le lecteur absolu. Il déchiffre sans peine les âmes et la danse araméenne des papillons sur un parchemin d'air, mais nos écritures sont pour lui toujours un peu tachées par les rousseurs de la convention – sauf les lettres d'Emily à ses cousines : il y surprend la fantaisie de sa création comme dans un miroir de poche.
Emily, dans sa lutte à mort avec la mort, souvent triomphe, comme dans cette lettre où elle montre sa mère rentrant un soir à la maison avec des graminées accrochées à son châle, signes d'une défaite de la neige et d'une poussée victorieuse du printemps. Plus d'un siècle a passé, le petit théâtre d'Amherst s'est effondré sur tous ses acteurs et, à lire la lettre d'Emily, sa mère revient, pousse la porte de papier, entre dans l'âme du lecteur avec, sur son châle, les enfantines preuves de la résurrection.